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vendredi, 15 septembre 2006

Migraines, d'Hervé Lesage (in Casse n° 3)

Migraines

Il voit des avions glisser au-dessus de sa tête.
Très haut, sans bruit aucun, sans même abandonner une trace blanche au clair de ses yeux. Il entend des avions passer et repasser dans son crâne. Comme un vol de migraines.
Des avions qui ne se posent jamais. Pas même dans son sommeil.


Jean-Pierre

Ton gamin
déjoue sur la vitre
l'un des nombreux pièges du givre

D'instinct
son doigt y a trouvé
où tracer une serrure
et son œil
où naître au monde

Tu l'observes
et apprends ton ignorance
des choses simples
et rondes comme
les billes oubliées de tes huit ans.


Jérôme

Sous cette branche basse où tu vins te pendre, sous cette branche devais-tu faire grief aux oiseaux, leur chercher querelle de chanter comme au printemps parce que l'hiver n'en finissait plus de sourdre de ton ventre, pour mordre encore à même tes paupières.


Simon

Il dit :
- Je suis revenu, oui.
Et sur le seuil se pose, là où beaucoup avant lui ont lentement mangé la pierre des ans.
Son visage épouse bientôt la sérénité d'un lieu qui n'a pas changé depuis mille ans.

Il a dit :
- Je suis revenu, oui.
Puis il s'est tu. Se taira. Car tout a été dit déjà, au-delà de la parole, du possible, longtemps avant son retour, avant même son départ, et par de moins bavards que lui.

in Casse n° 3 

 

Ces textes, dans des versions légèrement remaniées, ont été publiés dans le recueil Passage des Humbles (RétroViseur éditions, 2005). 

 

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samedi, 09 septembre 2006

Morte-eau, de Denis Winter (in Casse n° 4)

 

Les maisons que j'aimais n'ont jamais eu de fenêtres. Il n'y avait personne derrière les murs, les noms que l'on chuchotait ou que l'on griffonnait sortaient tout droit d'une fiction mal comprise. Je m'étais glissé sans mot dire sous la peau morte de l'enfance, et j'attendais la crue des sentiments. Peut-être m'avez-vous rencontré durant cette saison mensongère. Souvenez-vous, ce regard vrillé dans les ténèbres, cette enveloppe déchirée qui s'abîmait sous les pas des gens pressés, ce grain de sable qui n'enrayait jamais que sa propre mécanique...

Le temps passait moins vite qu'aujourd'hui. On eût dit qu'il attendait, lui aussi, quelque débordement qui tardait à venir, ou qu'il cherchait à se renverser sur lui-même, à se mettre en boucle pour simuler une éternité la plus vraisemblable possible. De fait, les événements se répétaient, tout paraissait convenu d'avance, on ne s'étonnait de rien, on s'ennuyait. Je m'ennuyais. J'étais l'élève puni, agrippé à son pensum comme un naufragé à sa planche, bien que le déluge n'eût pas commencé. Je me recopiais inlassablement, ligne après ligne, mais j'échouais encore à m'apprendre par coeur : à chaque page tournée, la mémoire se vidait, et tout restait à faire.

J'avais quelques amis que je ne rencontrais que la nuit, entre deux couches de sommeil. Nous nous hélions de loin, chacun posé sur sa colline, il fallait s'en tenir à cette affectueuse distance, et de toute façon j'avais trop peu de conversation pour me risquer sur les chemins. Je me pinçais parfois pour m'assurer que même en rêve on peut se faire mal. De jour, je comptais mes ecchymoses, elles me tenaient compagnie.

J'avais aussi une petite parentèle de mots que je couchais assidûment sur la réglure de mes cahiers d'écolier. De temps à autre, je m'amusais à les retourner, comme ces insectes bossus qu'on fait basculer d'une pichenette et qui brassent longtemps l'air de leurs pattes affolées, avant de se remettre en état de marche ou de s'épuiser, selon leur agilité. L'envers des mots m'intriguait, je m'étais persuadé qu'on pouvait y lire leur contraire, mais il n'en était rien : mis sur le dos, ils parlaient une langue absconse que je n'avais pas la patience d'apprivoiser. Comme je n’ étais guère plus instruit de leur endroit, je me gardais bien de m'afficher avec eux. J'en emplissais mes tiroirs, et j'attendais la crue.

D'ailleurs, je ne m'affichais pas, excepté sur les murs de ma maison. J'y avais épinglé une collection de photographies, sans art ni harmonie. Aucune ne me représentait, pourtant j'avais l'impression de m'y voir comme dans autant de miroirs déformants. Je ne les aimais jamais longtemps, mon regard les usait très vite et il fallait les changer fréquemment. J'étais peut-être aussi fatigué de moi-même, fatigué d'ignorer le reste du monde. Je me promettais sans cesse de percer une fenêtre, je me disais : "C'est pour bientôt," la date n'était jamais fixée, la fenêtre jamais percée.

Le temps se traînait, s'essoufflait, les tiroirs s'étouffaient, les murs s'éreintaient, la vie elle-même commençait à s'élimer, déjà la trame apparaissait par endroits, le flou des images n'était plus acceptable, on sentait que la peau se craquelait sous la pression, les blessures nocturnes empiétaient sur le jour et le jour s'insinuait dans les rêves, l'insupportable était atteint. Et ce fut la crue.

Lorsque je naquis, il me fallut d'abord apprendre à nager, puis à reconnaître les îles où mes amis attendaient le fin mot de l'histoire, leur propre crue peut-être. J'allai de l'un à l'autre, je leur lus l'envers des mots dont ils se firent fort de m'enseigner l'endroit. Alors seulement je compris que le monde était une fenêtre et que nous avions à bâtir, autour, une maison.

 

in Casse n° 4

 

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mercredi, 06 septembre 2006

La clé, de Jean Bensimon (in Casse n° 15)

La clé

Je suis enfermé depuis maintes années dans une petite pièce sobrement meublée ; au plafond un vélux inaccessible laisse passer une clarté pâle. Je sus rapidement que la chambre donne sur l'extérieur : je perçois quelques bruits du dehors d'une manière assourdie, le sifflement du vent lors d'une tempête, des cris ou une voix incompréhensible ou encore une vague rumeur. Un jour, il y a longtemps, quelqu'un frappa à la porte, étonné, le coeur battant je répondis et les choses en restèrent là. Crier ne servirait à rien, les murs sont épais et de toute façon ma voix ne porte pas.
La porte est d'une taille disproportionnée à la chambre. Massive, de type ancien elle possède une huisserie de bois brun, un battant rouge foncé que renforcent des barres transversales de blindage, elle est enfin munie d'une serrure de sûreté à pêne dormant. Autant dire une porte indestructible.
Mais je dispose de nombreuses clés, trois sacs emplis à ras bord. Des clés de toutes sortes. D'anciennes à anneaux qu'on dirait sorties d'un escalier secret, des modernes, plates à l'air distingué, des clés Fichet à tige creuse, des clés bénardes ouvrant des deux côtés, d'autres ouvrant d'un seul... Pendant des années j'ai passé le plus clair de mes journées à les introduire dans la serrure. Parfois le pêne se mouvait d'un quart de tour, d'un demi même, pour s'arrêter brusquement, mon coeur battait la chamade...
Depuis quelques années je procède autrement. Avec une petite lime et des couverts détournés de leur usage, je bricole les clés qui me paraissent les plus adaptées à la serrure. Je creuse un redan, diminue un ergot, arrondis une gorge... Je n'ai encore pas réussi mais j'approche du but certainement, le succès et la liberté seront peut-être pour demain, qui sait ?
Cela me rend la captivité joyeuse, presque heureuse.

Ce texte a été publié dans le recueil "Le Hors-venu", aux éditions de L'Harmattan.


*


L'Académie

L'Académie des poètes de Qingdao, dans le Jinagxi, est très connue. Elle rassemble, dit-on, les meilleurs poètes de la province, certains disent même de toute la Chine ; et, y accéder est un grand honneur qui rejaillit sur les proches, un titre que l'on inscrit parfois même sur la porte du poète...
Quant à moi, Choun-si, j'écris des vers depuis l'âge de huit ans. Mes poèmes sont lus et chantés à quinze lieues à la ronde. Le forgeron de mon village prétend que j'écris aussi facilement que l'on parle. Et il est vrai que, en balayant ma maison par exemple, je rythme mes efforts par des vers que j'invente, de même quand je coupe du bois. Aussi les anciens de ma ville ont-ils proposé que je sois candidat à l'Académie qui, tous les cinq ans, recrute un nouveau membre.
Je fus convoqué à l'aube dans une petite salle fermée de tous côtés, deux chandelles seulement donnaient la clarté suffisante pour écrire. On me demanda d'improviser des poèmes sur les sujets les plus divers et les plus inattendus. Pas seulement le passage des oies sauvages ou la beauté d'un amandier en fleur, mais des sujets plus particuliers comme le vol de la chauve-souris, une inondation, la nage dans un étang en été... Je devinais aux réactions du valet qui transmettait mes poèmes que la noble assemblée était satisfaite de moi.
On me servit le thé dans une petite cour, en passant j'entrevis, à travers une tenture qui fermait mal, l'assemblée des poètes, des vieillards en robe noire ayant souvent à leurs pieds une canne. Avant de me libérer on me confia une oeuvre du Président, le vieux Chan-sa. Des poèmes conventionnels, sans imagination, avec même des fautes de versification. Et l'on me demanda de rédiger, selon l'usage, un hommage. Je le fis très prudemment. On me signifia bientôt pourtant mon échec. J'avais fait état du "talent" du vieux Maître et il fallait dire "génie". Je m'en retournai triste dans mon village en me disant que la poésie vaut mieux que les poètes.

Ce texte a été publié dans le recueil 'L'Autre maison", aux éditions de L'Harmattan.

 

in Casse n° 15

 

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vendredi, 01 septembre 2006

Dégâts des Lettres, chroniques de Jean-Louis Massot

Jean-Louis Massot a tenu une chronique régulière intitulée Dégâts des Lettres du numéro 6 au numéro 21 de la revue Casse. Acide et caustique, elle fit grincer des dents et valut à la rédaction de nombreux courriers, parfois d’approbation, le plus souvent de protestation.
Ce billet reproduit l’intégralité des 13 chroniques. Précisons que J.L. Massot a publié ensuite un recueil « Dégâts des Lettres » aux éditions Gros Textes.



Dégâts des Lettres n° 1 (in Casse n° 6)

Entre un panier de crabes et certain milieu de la poésie, il ne doit pas exister plus de différence qu'entre, au hasard, l'hypocrisie et la politique.
Un crabe est composé, en gros, d'une carapace, de deux pinces, d'un estomac comestible et de quelques grammes de cervelle. Important : il avance de biais. La poésie se compose d'auteurs connus et inconnus, de quelques lecteurs, de critiques et d'éditeurs.
Un crabe plongé dans l'eau bouillante devient rouge. au bout de quelques secondes de cuisson ; un poète plongé dans le milieu revuiste devient rouge de dépit, s'il n'est pas reconnu. S'il est reconnu et timide, il devient également rouge.
Après sa mort, le crabe ne pince plus. On le décortique, puis on le déguste, avec du citron ou de la mayonnaise.
Après sa première publication, le poète ne discute plus, il se décortique, puis il se déguste en se relisant ou déguste la plume du critique.
S’il existe une différence, je n'en vois qu'une seule : les crabes ne sont pas solidaires entre eux. Dans la fuite pour le salut, puis dans le panier, c'est chacun pour soi. Au contraire des poètes qui fondent des familles, des clans et se retrouvent dans les mêmes revues où ils s'encensent et s'auto-congratulent, ce qui est souvent un spectacle plus désopilant que d'assister à la fuite d'un crabe.
Il paraît qu'il existe des crabes non comestibles, des crabes agiles, des poètes pudiques, des poètes sincères. Qu'ils restent sur leurs gardes, et surtout se méfient de la température de l'eau dans la casserole.

 

In Casse n° 6

 

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mercredi, 30 août 2006

Pensées récréatives, de Jean-Luc Lourmière (in Casse n° 3)

 

Monsieur Nuel,

Jugerez-vous avec bienveillance les écrits d'un jeune homme irrévérencieux ? Voici bien des années que je couche sur le papier des phrases qui ne tiennent pas debout. A vrai dire, je fais des mots, parce que je suis bien incapable de faire des phrases.
En découvrant dans mon envoi ce que je considère comme la quintessence de mon esprit, peut-être penserez-vous qu'il serait malaisé de faire pis, mais ce serait se méprendre sur mon aptitude à déraisonner.
Au reste, j'ai déjà prostitué ma plume pour le Poireau Gabardine, la revue de Philosophie Disjonctale. Dès lors, gager que ma plume se commettra derechef n'est pas une inconséquence.
Puisse la fortune vous préserver des fâcheux de mon espèce.
A l'instar des gentilshommes d'antan, je vous tire ma révérence, quand bien même la facture de mon épître n'aurait pas eu l'heur de vous plaire.
Serviteur.
Jean-Luc Lourmière


PENSEES RECREATIVES

J'aime à deviser avec cette femme, car enfin, si sa conversation est plate, sa gorge ne l'est pas.

Certes, vous avez une dent contre ce pugiliste, la seule qu'il vous a laissée, au demeurant.

C'est quand nous ne marchons pas droit que l'on nous regarde de travers.

Qu'espérez-vous des femmes volages ? Ne savez-vous pas qu'elles vous laissent tomber comme elles laissent tomber leur culotte ?

La femme a eu l'intelligence de nous faire croire à sa bêtise pendant tant de siècles, que je ne puis imaginer pourquoi elle a aujourd'hui la bêtise de nous montrer son intelligence à chaque occasion.

Allez donc ! Lisez des romans-fleuves : suivez le courant.

Il n'y a peut-être pas de sots métiers, mais il y a des métiers qui rendent sots, et que seuls des sots devraient faire.

Tu t'allonges sur le divan d'une psychanalyste et tu te retrouves dans son lit, histoire d'exorciser le complexe d'Oedipe.

Ne croyez pas que les militaires changent d'avis : ils reçoivent des ordres différents, c'est tout.

Il n'est pas besoin de répondre au patronyme de Freud pour comprendre que le cul de votre bourgeoise est un achoppement non négligeable pour votre élévation spirituelle.

Ma mère a fait bien des erreurs, et je ne suis pas la moindre.

Me chanteriez-vous pouilles, vous aussi ? D'aucuns, il est vrai, me reprochent de ne pas faire grand-chose, alors qu'en réalité, je m'applique à ne rien faire.

 

in Casse n° 3

 

dimanche, 27 août 2006

Les pleureuses d'encre, de Roland Counard (in Casse n° 13-14)

 

Quand une hirondelle se sera piquée à notre hameçon, quand notre ligne, plutôt que de pointer les ronds de l'eau, s'en ira chasser le vent : nous devrons, de toute urgence, reprendre nos vieux cahiers, recopier, sagement, nos premières dictées.

Hors l'écriture, est-il un lieu plus sensuel que la certitude de son absurde incohérence ?

Ainsi je comprends l'écriture : les os s'y montrent si fragiles que le simple fait d'y poser les mains semble un geste absurde, qui les cassera.

Cette façon de contraindre la chair au chaud, au chaud puis au froid : la phrase est, dès lors, une vaste gerçure dont le sens échappe, telles les branches mortes de l'hiver.

Le temps compose les lèvres. Il les voudrait minces... elles ne sont qu'étranges, une forme rare d'encre bleue.

Il traînera toujours, sur une page blanche ou noire, ou simplement signée d'une tache d'encre, un doigt qui tente, vainement, de l'effacer.

Imperturbables, nos lèvres épousent le gel, la morte saison de la langue.

L'encre est capricieuse, plus légère que la feuille. Elle pose que, sur une joue, le rose est plus discret que le rouge...

Il faut creuser la terre : la bêche ira, de la terre aux épaules, jusqu'au ciel, comme une gourde, épancher notre soif.

Posez la bouche contre une allumette : la langue grésille et s'enflamme.

Ne jamais toucher l'encre avec les doigts : courons le risque de n'y laisser nulle empreinte.

Protéger la nudité de la plume ! Son alléchante nudité, sa souple allégeance à la nudité !

Si le miroir était, dans l'aventure du verbe, une possible évasion ?

Coller, contre les lèvres, un peu de ciment : la teinture glacée de l'encre...

Nous aimons la forme tendre et volontaire de la plume, sa lente moulure dans l'opacité du papier.

Mener l'encre vers le ciel : une simple question de capillarité.

 

in Casse n° 13-14

 

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mercredi, 05 juillet 2006

Extraits de calepins, d'Eric Dejaeger (in Casse n° 21)

 

Notre lit était si étroit que nous ne pouvions dormir qu'enlacés. Parfois, notre mauvaise humeur le rendait immense.


Les bûches flamboyaient dans le feu ouvert. Les flammes dansaient comme lors d'un bal viennois. Le lendemain, contemplant les cendres, j'essayais d'imaginer leur forêt d'origine. Difficilement.


J'ai parfois l'impression que le ciel est tout proche. Si proche qu'il me suffirait de lever le bras et de refermer les doigts pour le cueillir. Mais le ciel est beaucoup plus bleu à portée de main que dans la paume.


Dès qu'une averse éclatait, nous sortions pour construire des bonshommes de pluie. Le plus difficile à faire tenir, c'était le nez.


Dans ton premier cahier d'écriture, il n'y avait rien d'intéressant, sauf les pâtés d'encre et les gribouillis dans les marges.


C'était le temps des souliers. Ceux qui avaient la chance d'en trouver deux complémentaires cessaient pendant quelques temps d'aller nu-pieds. Les plus grands servaient d'abris provisoires en attendant le retour du temps des maisons.


On avait toujours connu cette porte cadenassée. Quelqu'un vint en forcer l'ouverture et trouva une seconde porte. On attend toujours le second curieux qui viendra voir ce qu'il y a derrière la deuxième porte dont tout le monde ici se moque de savoir si elle est ouverte ou fermée.


Sur son tronc étaient gravés un coeur et deux initiales. Le bûcheron refusa toujours d'abattre l'arbre : l'une des initiales le désignait et il ne sut jamais rien de l'autre.


Le titre était "Le chemin des tempêtes d'étoiles" mais l'histoire ne disait pas qui était le héros ni ce qu'il accomplissait ni avec qui il se mariait pour vivre heureux et avoir de nombreux enfants. L'auteur estimait qu'avec un titre aussi beau, l'imagination de ses lecteurs pouvait faire le reste.

 

extraits de Carnet d'extraits de calepins, édité par Les Carnets du Dessert de Lune.

 

in Casse n° 21 

 

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vendredi, 30 juin 2006

Jean-Pierre Brisset (in Casse n° 6)

Un auteur à redécouvrir...
JEAN-PIERRE BRISSET

Fabuleuse et fascinante curiosité littéraire, Brisset (1837-1919) quitte l’école à douze ans pour devenir garçon de ferme, apprenti pâtissier, avant de faire une carrière dans l’armée puis aux Chemins de fer. Grâce à Jules Romains, il sera élu en 1913 « Prince des penseurs ». Parmi ses publications, citons La grammaire logique et La science de Dieu, rééditées chez Tchou en 1970 et un recueil Le Brisset sans peine (Deleatur, 2001). Ses Œuvres complètes sont parues en 2001 aux Presses du Réel.
Sa méthode favorite est le jeu sur les mots, dont il extrait des sens de leur phonétique. En voici l'exemple le plus irréfutable: "La femme qui dit non refuse le nom de l'homme".

 

LA GRANDE LOI OU LA CLE DE LA PAROLE

Il existe dans la parole de nombreuses Lois, inconnues jusqu'à aujourd'hui, dont la plus importante est qu'un son ou une suite de sons identiques, intelligibles et clairs, peuvent exprimer des choses différentes, par une modification dans la manière d'écrire ou de comprendre ces noms ou ces mots. Toutes les idées énoncées avec des sons semblables ont une même origine et se rapportent toutes, dans leur principe, à un même objet. Soit les sons suivants :
Les dents, la bouche.
Les dents la bouchent.
L'aidant la bouche.
L'aide en la bouche.
Laides en la bouche.
Laid dans la bouche.
Lait dans la bouche.
L'est dam le à bouche.
Les dents-là bouche.

Si je dis : les dents, la bouche, cela n'éveille que des idées bien familières : les dents sont dans la bouche. C'est là comprendre le dehors du livre de vie caché dans la parole et scellé de sept sceaux. Nous allons lire dans ce livre, aujourd'hui ouvert, ce qui était caché sous ces mots : les dents, la bouche.
Les dents sont l'aide, le soutien en la bouche et elles sont aussi trop souvent laides en la bouche et c'est aussi laid. D'autres fois, c'est un lait : elles sont blanches comme du lait dans la bouche.
L'est dam le à bouche se doit comprendre : il est un dam, mal ou dommage, ici à la bouche ; ou tout simplement : J'ai mal aux dents. On voit en même temps que le premier dam a une dent pour origine. Les dents-là bouche vaut : bouche ou cache ces dents-là, ferme la bouche.

Tout ce qui est ainsi écrit dans la parole et s'y lit clairement, est vrai d'une vérité inéluctable ; c'est vrai sur toute la terre. Ce qui est dit dans une seule langue est dit pour toute la terre : sur toute la terre, les dents sont l'aide et laides en la bouche, bien que les autres langues ne le disent pas comme la langue française, mais disent des choses bien autrement importantes sur lesquelles notre langue se tait. Les langues ne se sont point concertées ensemble ; l'Esprit de l'Eternel, créateur de toutes les choses, a seul disposé son livre de vie. Comment a-t-il pu cacher ainsi à tous les hommes, sur toute la terre, une science aussi simple ?
C'est là la clé qui ouvre les livres de la parole.
Vous voyez bien que les livres sont ouverts, car les premiers livres sont les lèvres. Les lèvres ou les livres sont ouverts, puisque nous pouvons lire sur les dents et dans la bouche. On comença à lire la parole sur les lèvres et les sourds-muets l'y lisent encore.

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jeudi, 29 juin 2006

Le mystère des cathédrales, de Raymond Alcovère (in Casse n° 21)

Je cherchais depuis des mois "Le mystère des cathédrales" de Fulcanelli quand je le trouvai enfin dans une échoppe de la galerie Vivienne. Je fus un peu déçu, une partie de l'ouvrage était sans intérêt, truffée de redites, enfin rien que je ne savais déjà. Une note de trois pages au milieu du livre retint tout de même mon attention.

C'était une allusion à une philosophie, un courant de pensée, le "littérisme", qui m'était inconnu. Un ouvrage était cité en référence. L'aspect nouveau, original, inédit en tout cas pour moi, de ce mouvement, m'intrigua et je partis à la recherche du livre indiqué.

Plusieurs semaines d'investigation chez les bouquinistes furent nécessaires pour mettre la main dessus. Après l'avoir lu, c'est encore en appendice et presque par hasard, que je découvris des détails nouveaux sur le littérisme et ses adeptes.

Son origine remonterait pour certains au devin aveugle Tiresias, qui connut sept vies et fut successivement homme et femme. Les premières sources avérées sont pourtant d'Apollonios de Tyane, qui établit une école pythagoricienne à Ephèse où il fut adoré comme un dieu. Saint-Augustin y fait référence mais la trace se perd ensuite au bas Moyen-Age avant de réapparaître grâce à Ramon Lulle, à Majorque, puis de se répandre à travers toute l'Europe, quoique de manière confidentielle, vraisemblablement cabalistique.

Le mot "littérisme" d'ailleurs, n'a été exhumé que très tardivement, à la fin du XIXème, recouvrant imparfaitement les contours d'un mouvement qui n'eut jamais vraiment de nom, et finalement assez peu d'adeptes.

Cette fois encore, une note renvoyait à un autre volume. De fil en aiguille, je découvris ainsi et épluchai dans les mois qui suivirent une trentaine de vieux livres, manuscrits, palimpsestes, grimoires, in folio, grâce auxquels ma connaissance du littérisme s'approfondissait, mais jamais par le corps de l'ouvrage, toujours par des notes ou appendices divers.

C'est toujours au prix d'investigations laborieuses et parfois pénibles que je parvenais à acquérir ces livres, généralement peu connus, souvent oubliés. Seuls quelques écrivains célèbres jalonnèrent mon étude ; Ramon Lulle, mais aussi Cervantès, et plus près de nous, Balzac et Jorge Luis Borgès, mais toujours dans des oeuvres mineures, peu ou pas connues du grand public.

Dans le même temps, mes recherches dans les encyclopédies et dictionnaires s'avérèrent vaines. Pas la moindre trace, nulle part, du littérisme. Ce mystère ne faisait qu'exacerber ma curiosité, redoubler mon énergie.

Un jour, au cours d'investigations qui occupaient désormais une grande partie de mon temps, je tombai par hasard sur un exemplaire de la même édition que la mienne du "Mystère des cathédrales". Je découvris avec stupeur que l'allusion au littérisme, en note, n'y figurait pas.

Je partis en quête, dans la mesure du possible, de tous les ouvrages qui avaient accompagné mon étude, et chaque fois que je mettais la main sur un exemplaire, l'appendice ou la note ne s'y trouvait pas, quelle que soit l'édition. Nulle part, nulle trace du littérisme.

Le moment était venu pour moi d'un examen de conscience. Etais-je devenu fou ? J'avais caressé avant cette dernière découverte le projet de rassembler mes connaissances dans un recueil qui, j'en étais sûr, ferait parler de lui. A quoi bon, à présent, comment s'appuyer sur des ouvrages qui n'existent pas !

Je repris mes notes et étudiai ma découverte sous un jour nouveau. Que professent les tenants du littérisme ? Que la littérature est plus importante que la vie, elle en épouse parfois les contours, mais va bien au delà. La vie n'épuise pas et n'épuisera jamais les virtualités de la littérature, car celle-ci est l'infini de ses possibles.

Tel était, est et sera le littérisme. Restait à écrire une fiction.

 

in Casse n° 21

 

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lundi, 26 juin 2006

Aucun fondement logique, de Gilles Bailly (in Casse n° 19)

Il était une fois deux châteaux qui se faisaient la guerre.
Malheureusement, ces derniers étaient situés trop près l'un de l'autre, de sorte qu'aucune des parties n'osait bombarder l'ennemi de peur de voir la forteresse adverse s'effondrer sur son propre édifice.
Les deux seigneurs décidèrent donc un jour de déplacer leur château respectif afin d'augmenter la distance entre eux.
Il fallut des efforts surhumains, des années de travaux pharaoniques pour démonter les citadelles pierre par pierre. Beaucoup d'ouvriers moururent. Cela fit bien plus de dégâts qu'une guerre.
Finalement, l'on arriva au bout de l'ouvrage : une vaste plaine séparait désormais les belligérants. Il était temps de reprendre les hostilités.
Mais lorsque la bataille s'engagea, on s'aperçut, ô surprise, que les boulets de canon n'atteignaient plus la forteresse d'en face : les adversaires se trouvaient bel et bien trop loin les uns des autres.
Opérer un nouveau rapprochement supposait de nouveaux travaux pharaoniques. On n'en eut pas le courage de part et d'autre.
Ainsi prit fin un conflit qui, du reste, n'avait aucun fondement logique.

 

in Casse n° 19 

 

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